Interview de Roger Kasparian, photographe de stars

14 août, 2023 / Jerome Goulon

Nouvelle rubrique ! Tous les mois dans Entrevue, Elise Hannart vous emmène dans les coulisses des grands photographes et donne la parole à ces témoins silencieux. Honneur ce mois-ci à Roger Kasparian. Né en 1938, il photographie durant les Sixties les débuts de la scène musicale française et anglo-saxonne : les jazzmen, les yéyés, Gainsbourg dans le creux de la vague, Aznavour à sa première ou encore les Who, les Beatles ou les Rolling Stones à Orly… Des clichés historiques qui seront redécouverts par des collectionneurs 50 ans plus tard… 

Elise Hannart : Vous avez démarré par une série sur les jazzmen : Thelonious Monk, Louis Armstrong, John Coltrane, Nina Simone, Ella Fitzgerald… Quels souvenirs gardez-vous d’eux ?
Roger   Kasparian :   Je revois Ella Fitzgerald à l’Olympia, j’avais devant moi une femme très massive ! Ça m’avait un peu frappé, si bien que j’ai fait un montage à la prise de vue, pour essayer d’amoindrir le choc…Nina Simone, elle, était à la limite de l’esclandre à chaque fois. Elle cherchait quelqu’un sur lequel passer ses nerfs, et je ne tenais pas tellement à ce que ce soit moi ! Alors je me suis approché tout doucement et comme elle ne disait rien, je me suis rapproché encore plus près. J’ai fait pareil avec Duke Ellington, il ne m’a pas vu! 

Pour qui avez-vous photographié tous ces jazzmen ? 
C’était pour rencontrer Daniel Filipacchi, car il dirigeait Salut les copains ! et avant cela, il avait fait Pour ceux qui aiment le jazz sur Europe 1 avec Frank Tenot. Et je me suis dit : « Je vais essayer de l’éblouir avec ça ! » 

Vous avez rencontré la scène anglo-saxonne : les Who, les Beatles, les Rolling Stones…
Oui. Petite anecdote : j’ai pris une photo des Rolling Stones à Orly. J’étais le seul à les avoir vus… Ils étaient assis, et personne ne s’intéressait à eux… sauf moi !

Qu’est-ce qui vous a amené à photographier les yéyés ?
À l’époque, j’avais 20 ans, je revenais de mon service militaire en Algérie et je cherchais des modèles, des sujets vivants qui me ressemblent. Et ces gens-là, qui s’appelaient Françoise Hardy, Sylvie Vartan, France Gall, Claude François ou Chantal Goya, avaient besoin de photos pour les couvertures de disques et leur promo, donc ça m’a fait un débouché. 

Parlez-nous de votre rencontre avec Claude François…
Il était en tournée avec Sylvie Vartan. C’était elle la vedette et ça ne lui plaisait pas trop. J’ai fini par les réunir sur les planches de Deauville. Et comme Claude François, sa spécialité c’était de sauter en l’air, je lui ai fait faire ça !

Et Françoise Hardy ?
Françoise Hardy me disait : « Franchement, vous voulez me photographier, mais vous perdez votre temps, pourquoi vous intéressez-vous à moi ? » Je lui disais tout ce qu’il fallait faire. Ces jeunes n’avaient pas encore l’expérience, à la différence de gens comme Serge Gainsbourg. 

Dans quel contexte avez-vous rencontré Serge Gainsbourg ? 
Il était dans le creux de vague, considéré comme un chanteur Rive Gauche avec des chansons à texte. Et Gainsbourg m’a dit : « Coco, ils veulent de la soupe, j’vais leur en faire ! » Il était plutôt un dandy, j’ai passé une après-midi à faire des photos chez lui. Il était tout à fait disponible, tout à fait propre sur lui. C’était pas Gainsbarre, c’était Gainsbourg… 

Vous êtes arménien, alors forcément, vous avez suivi Charles Aznavour ? 
Oui, bien sûr ! C’était un phare ! À l’époque, l’Arménie était très peu connue, on avait un génocide sur les bras dont personne ne voulait entendre parler.    Aznavour a changé ça… J’étais à sa première quand il a éclaté avec sa chanson J’me voyais déjà sur la scène parisienne. Il y avait Duke Ellington, Louis Armstrong, Dalida et tout le monde parlait d’Aznavour.

Vous avez un souvenir marquant sur Aznavour ?
Chez Barclay, quand il enregistrait, Aznavour allait s’isoler dans les toilettes avec un casque pour savoir comment les gens allaient percevoir  ses chansons. Il ne s’arrêtait pas au son parfait du studio…

Comment avez-vous appris le métier de photographe ?
Je ne sais pas. Je suis photographe de naissance, j’ai toujours été dedans. Par contre,  c’est mon père qui a appris la photo. Il était orphelin, rescapé du génocide arménien, et il fallait, pour s’intégrer en France, qu’il apprenne un métier manuel. Le hasard l’a conduit auprès d’un photographe de Blois. Il a ensuite continué à Paris chez Harcourt avant de monter son studio à Montreuil. Et moi, j’ai gardé cet esprit d’artisan. 

Pourquoi avez-vous arrêté de suivre les musiciens ?
Il fallait suivre le rythme, et moi je n’étais pas noctambule, je ne me suis jamais drogué ni quoique ce soit. Je ne fumais pas, j’étais marié, j’avais des enfants, et donc je ne pouvais plus suivre… 

Vous avez dû assister à des choses incroyables…
Oui. Quand on fait des photos, on est un témoin de l’ombre. On ne dit rien, mais on voit plein de trucs. Les stars me voyaient comme un appareil photo et pas comme une personne. 

Comment votre notoriété a-t-elle « redémarré » ? 
J’ai fait une première expo à Londres après avoir été repéré par des collectionneurs à qui je voulais revendre mes vieux disques. Je suis assez fier parce que quelqu’un m’a acheté une photo sur laquelle figuraient Françoise Hardy et Sylvie Vartan, mais il ne les a pas reconnues. Il a acheté ma photo juste parce que l’image lui a plu ! 

Vous n’aviez pas mesuré l’importance de vos clichés des années 60 ? 
Non, pas du tout ! Pour moi, ça n’était pas possible que quelqu’un achète une photo sur laquelle il n’était pas ! Alors je me suis replongé dans cette période, 50 ans après. Et on voit bien là que la fonction de la photo, c’est d’arrêter le temps…

Vous allez faire revivre tous ces clichés à présent ?
Oui, mes filles Maccha et Lydia ont pris la relève. Vous pourrez voir une exposition à l’Espace Culturel de Théoule-sur-mer sur une thématique « Musique et Cinéma des sixties » du 11 juillet au 27 août 2023 (avec Delon, Deneuve, Johnny…) Et à la Mairie du 9e arrondissement à Paris du 18 juillet au 16 septembre 2023 pour une rétrospective sur Aznavour…