EXCLU – Marlène Schiappa : « Ce que je déplore, c’est la transformation du féminisme en misandrie et en haine anti-homme. »

03 mai, 2024 / Jerome Goulon

S’il y a bien une femme politique qui symbolise la lutte pour l’égalité femmes-hommes, c’est Marlène Schiappa. Membre du gouvernement de 2017 à 2023 et ex-secrétaire d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, l’ex-ministre a porté la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Aujourd’hui associée dans un cabinet de conseil en stratégie où elle aide des femmes dirigeantes, elle nous a accordé une interview dans notre numéro de mars spécial femme, dans laquelle elle nous parle de son combat de toujours… Retrouvez ici dès maintenant l’intégralité de cet entretien.

Entrevue : Pouvez-vous nous parler de votre conférence à l’ONU du 8 mars dernier, à l’occasion de la journée de la femme…
Marlène Schiappa : L’ONU organise tous les ans la Convention Mondiale du droit des femmes, j’y participe désormais depuis 8 ans. C’est un événement important qui réunit différents gouvernements, des ministres du Droit des femmes, mais aussi les principales ONG du monde entier qui se réunissent afin de travailler sur un certain nombre de sujets autour du droit des femmes. Cette année, la thématique mise en avant est l’émancipation économique des femmes. J’interviens également lors d’une autre conférence, organisée par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) et une ONG « Regards de Femmes » où nous sommes plusieurs femmes du monde politique, ministres ou anciennes ministres, à s’exprimer sur la question des femmes en politique et la répartition du pouvoir entre les femmes et les hommes.

Pourquoi cette journée est-elle toujours aussi essentielle ? Les choses n’ont pas évolué ?
Si on compare à l’histoire des droits humains de façon générale, finalement, l’histoire du droit des femmes est très récente. En peu de temps, nous avons eu de grandes évolutions, il faut le reconnaître. Nous avons trois générations, vivant à la même époque, n’ayant pas connu les mêmes droits. Par exemple, ma grand-mère n’avait pas le droit d’avoir un chéquier, de travailler sans l’autorisation de son mari, et concernant l’avortement et l’accès à la contraception je n’en parle même pas ! 

Mais il y a eu des progrès…
Oui. Aujourd’hui, nous avons récemment eu une femme Première ministre, une femme Présidente de l’Assemblée nationale, des femmes dirigeantes de grandes entreprises, et de nombreuses lois qui concernent l’égalité salariale. Il y a également eu une émergence de mouvements de grande importance comme #Me Too et, plus largement, tous ceux qui ont renforcé les droits des femmes. Mais, il reste encore du chemin ! Nous avons énormément de droit théorique, ce que j’appelle des droits formels, qui ont encore trop de difficultés à se transformer en droit réel, applicables dans leur entièreté au quotidien. 

Vous avez un exemple en tête ?
Si nous prenons l’exemple de l’IVG : c’est un droit théorique, qui vient d’ailleurs de rentrer dans la Constitution, mais aujourd’hui encore, dans de nombreux endroits en France, il est difficile de trouver ne serait-ce qu’un gynécologue qui accepte de vous donner un rendez-vous… 

« Le féminisme ne se fait pas contre les hommes, mais avec eux… » 

Selon vous, qu’est-ce qui explique encore aujourd’hui ce frein à l’égalité ? 
Malgré les fortes évolutions de ces dernières années, il reste de nombreuses réticences, dues, en partie, à la culture dans laquelle nous avons évolué. Dans celle-ci, les femmes et les hommes ont chacun un rôle assigné. Se dire qu’on peut sortir de ces assignations, dans tous les domaines qui soient, c’est bousculer ces freins culturels qui existent et qui se mettent alors en place. Il y a aussi un retour au fondamentalisme religieux, notamment islamique, véhiculant un discours qui encourage des inégalités très fortes entre les femmes et les hommes. Tout cela infuse dans notre culture, notamment auprès des plus jeunes. 

On entend justement beaucoup parler ces derniers mois du mouvement « masculinisme » qui promeut un retour aux valeurs dites traditionnelles. Qu’en pensez-vous ?
La clé, c’est le dialogue. Je comprends qu’une génération de jeunes garçons puissent se retrouver bousculée dans ce nouveau schéma. Je me rappelle très bien les différentes réactions en 2018, lorsque nous avions fait voter la loi contre le harcèlement de rue. Nous étions alors le premier pays au monde à faire voter une loi concernant cette problématique. À l’époque, beaucoup d’hommes nous disaient qu’ils n’allaient plus pouvoir draguer dans la rue, par exemple ! Alors que la séduction est évidemment toujours autorisée, mais dans le cadre du consentement. C’est là toute la nuance.

Selon vous, comment remédier à ces idées ?
L’éducation a un rôle primordial. Il faut expliquer que le féminisme ne se fait pas contre les hommes, mais avec eux… Être féministe, c’est avant tout être humaniste. C’est vouloir que les femmes et les hommes puissent partager en paix un même espace de travail, de transport, de loisirs. Les hommes des générations précédentes ont aussi un rôle, en expliquant certaines choses qu’ils ont pu faire eux-mêmes dans le passé et qui ne sont aujourd’hui plus acceptables. D’ailleurs, les codes de la masculinité elle-même restent à réinventer. Il y a une belle opportunité d’inventer des codes qui plaisent aux hommes eux-mêmes ! On a pu s’en rendre compte ces dernières années : on considérait que les hommes n’aimaient pas donner les biberons, rester à la maison s’occuper de leurs enfants… Finalement, il y a toute une génération de jeunes papas qui a découvert qu’elle adorait ça ! « Être un homme », c’est également s’occuper de ses enfants, écouter ses émotions, aimer la danse, l’art, la beauté, ou la décoration ! 

Ces dernières années, de nombreuses actions ont été mises en place. Aujourd’hui quels combats restent prioritaires à mener ? 
Premièrement, il faut accélérer la réponse de la justice en matière de violence faite aux femmes. Vous ne pouvez pas avoir le courage d’aller déposer plainte et attendre ensuite plusieurs années que le procès ait enfin lieu et que la personne soit condamnée, c’est impensable. D’ailleurs, ces délais très longs créent aujourd’hui des « zones grises » au sein desquelles vous avez des accusés, dont on ne sait pas encore s’ils seront condamnés ou innocentés. C’est une situation inconfortable qui ne sert personne.

Autre combat ?
Deuxièmement, il faut faire appliquer les droits des femmes au travail. Il y a encore de trop nombreuses difficultés, pour les femmes qui rentrent de congé maternité par exemple. À l’occasion du 8 mars, je publie un guide juridique Les droits des femmes au travail , aux éditions Dalloz. L’objectif est d’expliquer et de recenser tous les droits qui existent pour les femmes au travail, dont beaucoup ne sont malheureusement pas appliqués. On sait par exemple qu’il existe encore un écart de salaire de 9% à 27% entre les femmes et les hommes, alors qu’il y a des lois pour l’égalité salariale depuis 40 ans ! Je suis d’autant plus attachée à ces questions que je pense que l’indépendance financière est la clé de l’émancipation, qui donne ensuite accès à tous les autres droits derrière.

Lorsque vous étiez au gouvernement, quel a été le combat le plus symbolique pour vous ?
La question des violences conjugales. Nous avons d’ailleurs créé le Grenelle des violences conjugales qui a permis, pour la première fois, que ce sujet devienne politique à part entière. Lorsqu’Emmanuel Macron, président de la République, rend hommage avec une minute de silence aux femmes tuées par leur conjoint à l’Élysée, c’est inédit. Aucun gouvernement ne s’était emparé du sujet jusque-là. Il faut comprendre que la question des violences conjugales conditionne également les autres. Je parlais tout à l’heure de la place des femmes au travail. On entend beaucoup dans les médias, les émissions de coaching ou les podcasts, que les femmes doivent oser, avoir confiance, arrêter l’auto-censure, demander des augmentations… Mais, quand vous rentrez chez vous, que la personne qui partage votre vie, qui est censée vous aimer et vous soutenir, vous frappe, vous insulte, vous menace, ou vous dénigre à longueur de temps, qu’est-ce que vous faites ? Eh bien, le lendemain, lorsque vous allez au travail, vous n’avez ni la disponibilité d’esprit, ni la volonté, ni la confiance en vous pour faire et demander tout cela.

Et au contraire, une cause sur laquelle vous auriez aimé aller plus loin ?
Je pense qu’il faut être beaucoup plus sévère vis-à-vis des employeurs qui ne respectent pas l’égalité femmes-hommes. Aujourd’hui, il existe encore un rapport de force. Lorsque vous êtes une femme et que votre employeur vous discrimine – parce que vous êtes enceinte, revenez de congé maternité, ou que vos enfants sont malades – il est encore trop difficile de prendre la parole sur cela. À l’époque, j’avais voulu mettre en place du « name and shame ». Il s’agissait de nommer et de dénoncer les employeurs qui ne respectaient pas leur obligation légale, mais beaucoup ont protesté. L’inspection du travail doit s’emparer de ces sujets et punir ceux qui ne respecteraient pas la loi, c’est uniquement comme cela qu’on y arrivera.

Qu’est-ce que vous pensez des différentes mouvances du féminisme d’aujourd’hui ?
On a tendance à l’oublier, mais le mouvement féministe a toujours été traversé par des divergences. Aujourd’hui, elles concernent la question transgenre, le voile, ou la prostitution, mais à l’époque, il y avait déjà de grandes différences entre une Élisabeth Badinter plutôt universaliste, et une Antoinette Fouque à tendance essentialiste. Les divergences sont normales, c’est même une bonne chose. Ce que je déplore en revanche, c’est la transformation du féminisme en misandrie et en haine anti-homme. Ce n’est pas en étant en non-mixité permanente que nous pourrons faire avancer les sujets. Nous avons besoin, au contraire, d’hommes alliés et engagés dans le combat. Je remarque également une montée de la violence au sein du mouvement féministe ; certaines marches deviennent interdites à un type de femme, par exemple. C’est extrêmement dommageable pour la cause. Pendant ce temps-là, le patriarcat, lui, se frotte les mains.

Quelle est votre vision de la place des femmes en politique ? 
C’est très difficile d’être une femme en politique. Les hommes politiques ne se rendent pas compte des épreuves et des difficultés que traversent leurs consœurs. Dans l’engagement politique, vous êtes visibles, vous portez vos idées, vous sortez du rôle assigné habituellement aux femmes et cela donne encore lieu à des vagues de harcèlement envers les responsables politiques, de tout bord. Le fond de votre propos n’est pas forcément retenu, mais on va s’intéresser et commenter votre tenue, votre coiffure, votre perte ou votre prise de poids… On va juger votre vie privée, ce qu’on ne fait pas pour les hommes. Eux aussi ont divorcé, ont eu des maîtresses, pourtant, personne ne vient les chercher sur ces terrains-là.

Vous y avez déjà été confrontée ?
Bien sûr ! À la période des gilets jaunes par exemple, une quarantaine d’individus, ivres, sont venus frapper à ma porte et ont tenté de l’enfoncer, réveillant mes enfants en pleine nuit en hurlant des menaces de mort contre moi. Je subis aussi beaucoup de cyberharcèlement. Il se manifeste par des commentaires haineux, des menaces de mort, des insultes, des photomontages dénigrants ou violents… Mon avocat dépose encore régulièrement des plaintes. Il y a visiblement beaucoup de gens qui ont du temps libre… ( Rires ) C’est malheureux, mais c’est le cas aujourd’hui pour toutes les femmes visibles…

Ce qu’on doit comprendre, c’est que dès lors qu’une femme est médiatisée, elle doit s’attendre à subir cela ?
J’ai le sentiment qu’on est encore dans un modèle qui tolère les femmes, mais seulement lorsqu’elles sont discrètes, qu’elles ne font pas trop de bruit, qu’elles rentrent dans le moule. On dit souvent qu’on mesure le degré de soutien des hommes vis-à-vis des femmes à la manière dont ils traitent celles qui sont en désaccord avec eux. Et, malheureusement, on est dans un système qui tolère encore trop souvent cela. Dernièrement, je suis intervenue dans une émission de télévision à propos d’Adrien Quatennens, député LFI. Dans la foulée, j’ai reçu des centaines de tweets de trolls prenant sa défense en m’insultant et me menaçant. Les partis politiques tolèrent et organisent ces comportements. Tous les coups sont permis. En politique, on devrait donner l’exemple et c’est tout le contraire qui se passe.

« On est encore dans un modèle qui tolère les femmes, mais seulement lorsqu’elles sont discrètes… »

Dans ce combat, quel est le pire ennemi de la femme ? 
« Pire ennemi » n’est pas forcément le bon terme, mais il y a encore un grand manque de solidarité féminine. Lorsque vous avez des enjeux de pouvoir ou financiers, la concurrence vient, hélas, s’installer et mettre les femmes en rivalité les unes avec les autres. Lorsque j’étais au gouvernement, j’ai essayé de créer des réseaux de solidarité. Les conseillères d’Obama le faisaient beaucoup. On appelle cela la technique de l’amplification. Il s’agit, dès lors qu’une femme a une idée, d’en reparler derrière en la créditant de son idée. Elles faisaient cela afin que les hommes ne s’approprient pas leurs idées, ce qui arrive encore trop régulièrement.

Si vous deviez dire quelques mots à une jeune fille ?
La jeune génération a beaucoup de choses à nous apprendre. Ma fille de 16 ans me dit souvent que nous étions la génération du compromis et qu’elles sont la génération de la radicalité. Alors, bien sûr, nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais je trouve que cette nouvelle génération de féministe vient bousculer les certitudes et les postures que nous avons, en tant que féministe d’une quarantaine d’années. 

Une jeune génération donc plus sensibilisée à ce sujet ?
Effectivement, mais malgré cela, on ressent tout de même une génération à deux vitesses sur les enjeux du féminisme. D’une part, il y a toutes celles qui ont accès à cet activisme et qui sont très engagées. D’autre part, les études et les sondages nous montrent qu’il y a encore une vision très réactionnaire et traditionnelle du rôle des femmes selon laquelle elles « appartiendraient » à leur conjoint. Il y a plusieurs semaines, la chanteuse américaine Alicia Keys, lors d’un spectacle, dansait avec Usher. Sur les réseaux sociaux, elle a subi une véritable vague de haine, lui reprochant de danser avec un homme qui n’est pas son mari ! Quand on est en France, ou aux États-Unis, en tant que femme, on a le droit de danser avec un homme, de travailler avec un homme, d’être amie avec un homme. Nous ne sommes pas en Iran ! Quand on considère que danser devient un péché, il y a une influence du retour au fondamentalisme islamiste qui est très préoccupant.

Vous avez quitté le gouvernement en 2023, que faites-vous depuis ? 
Je suis associée dans un cabinet de conseil en stratégie Tilder , où j’aide des femmes dirigeantes dans leur stratégie ou leur positionnement. Nous travaillons également sur l’accompagnement de l’engagement des entreprises concernant les questions de l’égalité hommes-femmes, mais aussi la durabilité, l’écologie, etc. J’écris aussi des livres. Le guide juridique, dont je parlais tout à l’heure, vient de sortir. Il s’intitule Les droits des femmes au travail. Je travaille également sur la création d’une fondation qui s’engagerait pour les droits des femmes au niveau international, avec l’aide de la Fondation Agir Contre l’Exclusion ( F.A.C.E ), présidée par Jean Castex, qui a été mon Premier ministre. 

Vous avez d’autres projets, au théâtre ou à la télévision ? 
Je travaille sur une série politique pour Canal+ qui se passerait… dans un ministère ! ( Rires ) Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. 

Une série inspirée de faits réels ?
Très inspirée ! ( Rires ) J’ai été ministre pendant six ans, c’est très long. C’est l’un des records de longévité au gouvernement. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai énormément à dire, y compris sur la beauté de l’engagement politique. Nous parlons beaucoup de ce qui est difficile, des épreuves, des difficultés, mais il y a aussi des moments très beaux dans lesquels nous avons le sentiment concret de faire avancer nos convictions et d’agir pour son pays. 

La télévision, ça ne vous a jamais tenté, avec Cyril Hanouna par exemple ?
Cyril Hanouna est un ami, et j’espère qu’un jour on trouvera le bon moment et le bon modèle d’émission pour faire quelque chose ensemble… 

Pour terminer , pouvez-vous nous citer une femme qui vous inspire et qu’il faudrait mettre à l’honneur ?
La résistante corse Danielle Casanova, morte en déportation. Elle s’est battue toute sa vie pour les droits des femmes avec ses sœurs. Et dans un tout autre genre, Dalida ! Elle a défendu avant l’heure la liberté des femmes, la liberté d’aimer qui elle voulait. Elle a divorcé, à une époque où cela ne se faisait pas, de son manager et producteur, en plus ! Elle s’est mise en danger dans sa propre carrière en choisissant la liberté. Elle a également beaucoup défendu les droits homosexuels à une époque où l’engagement sur ces questions était bien plus timide.

Interview réalisée par Solenn Mirarchi